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De la forêt pastorale à la ferme industrielle, l’organisation humaine s’est orientée vers une progressive séparation entre ville et campagne, urbain et agricole, citadin et rural. Ces oppositions se sont construites à partir d’un schéma de domination de l’homme sur la nature et dans une volonté de rationnaliser puis de rentabiliser le monde du vivant. L’idée d’une nature productiviste, au service de l’homme, s’est encore amplifiée avec l’arrivée de l’agrochimie, modifiant les pratiques ainsi que notre conception du vivant au point de transformer la physionomie du paysage et de bouleverser nos écosystèmes.

En cent ans, environ un milliard d’hectares de terres fertiles a disparu de la surface de la planète – cela correspond à la superficie des États-Unis. En France, on supprime l’équivalent d’un département tous les sept ans. Ce constat accablant, qui s’accompagne d’une chute de la biodiversité sur l’ensemble du globe, avec la disparition rapide de nombreuses espèces, montre que notre rapport à la terre a évolué. Les conséquences sont lourdes car l’épuisement des sols épuise aussi les hommes et ces conditions de vie de moins en moins égalitaires sont en passe de se retourner contre lui.

Si cet antagonisme entre le monde rural et le monde urbain bouleverse l’organisation humaine, il modifie également le paysage. L’aménagement du territoire s’organise désormais par fonctions : Agricole, Urbaine, Naturelle, chaque zone étant préposée à un type d’activité. Cette classification contemporaine aboutit à un antagonisme qui rigidifie l’occupation du territoire et accentue la séparation entre ville et campagne.

On n’habite plus dans les bois, on ne cultive plus dans les villes ; pourtant, la ville résiliente est peut-être celle qui va réintroduire de la souplesse dans l’aménagement de l’espace, en favorisant la diversité à des échelles très fines. Comme dans un écosystème, une fonction peut être remplie par plusieurs entités et chaque entité peut remplir plusieurs fonctions. Ce principe renforce les capacités d’adaptation d’un organisme car lorsqu’une entité disparaît, sa fonction est assurée par les autres, créant également l’opportunité d’une mutation : un système de relais permanent assure le renouvellement et la continuité de la vie.

Croiser les fonctions, multiplier les usages, superposer de nouvelles pratiques aux règles coutumières, voilà autant d’intentions qui peuvent engendrer un nouvel équilibre pour la ville de demain. Ce tissage passe en premier lieu, pour nous, par le fait de repenser le lien du citadin avec le vivant à l’intérieur même de l’espace urbain. Intégrer des lieux de nature, c’est profiter de chaque espace disponible pour permettre et inciter la colonisation. C’est imaginer des bâtiments qui sont support de nature et garantissent son épanouissement.

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Cette pratique nous intéresse particulièrement en raison du rapprochement qu’elle engendre entre l’habitant et le lieu. Créer un laboratoire de promiscuité vertueuse entre la nature et l’homme, c’est permettre aussi à ce dernier de retrouver un rapport au sol, à la terre et même à son propre espace bâti. L’aménagement de lieux à entretenir, à cultiver à toutes les échelles, est une manière de consolider la cohésion entre l’homme et la nature, mais pas seulement. C’est aussi renouer avec l’expérience : faire et observer, réajuster son acte au fur et à mesure (plutôt que de tout décider en amont). De la terrasse privée au jardin partagé, l’expérience collective du faire ensemble réunit les gens autour d’une même pratique. La densité de la ville ne fabrique pas nécessairement du lien social, mais le jardin en ville1 a cette faculté. Végétaliser est un moyen d’insuffler un élan communautaire dans l’espace urbain, de repenser l’égalité et le partage. D’ailleurs, les lieux d’échange, de conseils, de pratique, de troc de boutures, semences et autres se multiplient dans les villes ; n’est-ce pas le signe qu’une nouvelle écocitoyenneté est en train d’apparaître ?

L’aménagement de lieux de production en ville est également un facteur de transition écologique. L’agriculture urbaine peut servir, à une certaine échelle, à assurer une indépendance et une sécurité alimentaire dans la ville de demain. D’autant qu’elle offre de nouveaux modes de gestion, le plus souvent locaux, supprimant notamment les intermédiaires entre producteur et consommateur.

Le développement de ces nouvelles fonctions urbaines pose la question de la physionomie de la ville de demain. L’installation du vivant sur les bâtiments est également pour nous un moyen de requestionner les fondamentaux architecturaux. Façades et toits sont alors repensés sous forme d’écorces épaisses et nourricières ; ceux de l’école de la Biodiversité sont conçus afin de pouvoir accueillir faune et flore. La topographie qui relie sol, mur et toiture invite à une redéfinition de ces éléments. Le toit porte une forêt, des jardins pédagogiques et des animaux ; l’ensemble est facilement accessible grâce à la fluidité de la rampe engazonnée qui constitue aussi le préau. Chaque élément architectural remplit ainsi plusieurs fonctions, jusqu’au mur d’enceinte, porteur de nichoirs. Il en va de même lorsque le toit de l’école Rosalind-Franklin accueille 3 500 m2 de prairie ou lorsque les logements de la porte des Ternes intègrent une plantation de thé ainsi que la chaîne entière de production – espaces de transformation, de conditionnement, de vente et de dégustation. Le bâtiment est plus qu’un abri pour l’homme, il est support de nature, de culture, d’expérience. Cette pensée constitue un véritable laboratoire qui nous permet de tester une nouvelle expressivité. Nous travaillons l’architecture et l’installation du vivant comme les organes d’une même anatomie, qui se complètent et s’enrichissent de manière harmonieuse.

Une telle vision bouscule la notion de temps et l’idée d’un bâtiment « fini ». Introduire la nature comme élément constitutif de l’architecture nécessite d’accepter certains aléas liés à son évolution ; cela implique un autre rapport au temps et à ses marques, ainsi qu’un nouveau regard sur l’aspect extérieur de nos bâtiments.

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La colonisation du monde vivant génère de l’incertain, de l’aléatoire. Le caractère éphémère et périssable de la nature implique de revisiter les concepts d’achèvement et de finitude. Dans cette perspective, le vieillissement devient une donnée indispensable : à sa livraison, le bâtiment neuf est nu, dégarni, et plus le temps passe, plus la végétation se développe afin de constituer un milieu vivant. La colonisation implique aussi une certaine usure de la surface bâtie, qui va à l’encontre des habitudes d’entretien et de la perception positive d’une façade neuve car fraîchement achevée. Prendre en compte cette variable, c’est se confronter à une vision particulière selon laquelle la qualité d’un bâtiment est tributaire de son propre vieillissement voire de sa dégradation. Une certaine fragilité est donc tolérable, voire souhaitable car elle ouvre un vaste champ de possibilités d’installation du vivant.

Anfractuosités, fissures, niches, cavités, surplombs, alvéoles, saillies multiplient les lieux d’hospitalité pour les espèces qui acceptent la proximité humaine, qui investissent l’habitat protecteur et bienfaisant fabriqué par l’homme. La ville ancienne fournit déjà une partie de ces composants dans les modénatures que sont les corniches, les chapiteaux, les couronnements, etc. En se libérant de ces ornements, l’architecture contemporaine raréfie les opportunités d’accueil de la biodiversité, ce qui entraîne une progressive stérilisation des villes. Au-delà de leur aspect décoratif, ces éléments constituent pourtant, par leur consistance, leur relief et leur épaisseur, une surface d’échange qui révèle leurs capacités d’accueil. Réinvestir la profondeur offrirait un nouveau terrain d’expérimentation autour de la réimplantation du vivant en ville, donnant lieu à de nouvelles formes d’expression architecturales.

Ce livre présente plusieurs aspects de la recherche que nous menons sur ces sujets : il s’ouvre sur les deux groupes scolaires que nous avons imaginés et réalisés il y a quelques années et qui témoignent aujourd’hui du lien entre l’enfance, l’apprentissage, l’architecture et l’accueil de la biodiversité – ces deux bâtiments ne cessent d’évoluer et sont pour nous un sujet d’observation et d’enseignement. Il se poursuit avec trois projets en cours qui, à nos yeux, illustrent particulièrement la place du travail avec le vivant dans la ville de demain. La dernière partie présente nos recherches récentes pour créer des parois multifonctionnelles, accueillantes, porteuses et nourrissantes, ouvrant la voie à de nouvelles façons d’envisager notre paysage urbain.

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1. On entend ici par « jardin en ville » toutes les surface cultivables, verticales ou horizontales, au sol ou en toiture, jardins associatifs, partagés, jardins de copropriété, balcons et terrasses privés, quelle que soit la nature de l’occupation du bâtiment.

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