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La rencontre avec Aurélien Huguet s’est faite à l’occasion du projet de groupe scolaire à Boulogne. À l’époque, Biodiversita, le bureau d’études en écologie appliquée qu’il a fondé avec Florent Yvert, établit le programme d’une toiture plantée et d’un mur habité. À partir de ces prescriptions, nous avons développé le mur de blocs béton et sa géométrie très particulière. Au travers de nombreux échanges, nous avons affiné ensemble les conditions d’accueil pour la faune et la flore sur la toiture et sur le mur habité.

ChartierDalix : Dans les réflexions que l’on mène à l’agence, sur la peau des bâtiments et leur fonctionnement, on aime bien le terme «surface d’échange». Le mur de Boulogne est conçu comme une surface d’échange, entre le haut et le bas, et dans sa profondeur, dans sa participation à la fabrication d’un milieu…

Aurélien Huguet : Oui, on pourrait comparer ça aux micro-villosités dans l’intestin: on augmente considérablement les surfaces d’échange possibles. Si on parle de milieu, ce qui fonctionne bien avec votre mur de blocs, c’est qu’il permet: de multiplier les conditions géométriques (chaos, corniches, accidents) et les possibilités de colonisation (grâce au développement des blocs sur la totalité de la façade qui permet à la surface utile de s’accumuler), de varier les expositions des blocs – et donc des nichoirs – sur une même façade, de proposer des surfaces rugueuses pour accrocher la matière qui viendrait du toit, d’envisager une mise en réseau de ces surfaces pour le chemin de l’eau (les rainurages ou cannelures), de fabriquer un gradient de profondeur, des milieux tampons (grâce aux zones superposées et enfouies) pour élargir encore le champ des possibles. On réunit les conditions de colonisation d’une végétation typique des vieux murs. Pour qu’elle s’installe, il va falloir attendre que des micro-sols se forment (cela peut prendre cinq, dix, vingt ans). La constitution de micro-sols typiques de la végétalisation des vieux murs vient avec le temps. Il s’agit d’une accumulation de terre, de poussières, de micro-particules apportées par le vent, par les oiseaux; c’est cette «matrice» de base qui permet la colonisation. Ce qui va s’installer à terme sera un milieu vivant spécifiquement adapté à ces conditions extrêmes.

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CD : En travaillant ensemble, on a réfléchi sur la profondeur et la superposition des éléments pour favoriser une biodiversité cryptique.

AH : Cryptique, ça veut dire qui n’est pas visible, qui est caché, c’est tout ce qu’on ne voit pas à l’œil nu mais qui va rendre possible la suite. Le fait d’avoir travaillé en épaisseur et pas uniquement en surface permettra le développement de micro-milieux différents de ceux de la surface de la paroi. Différents d’une part au niveau des épaisseurs de ces micro-sols qui s’accumulent dans le temps (il y a beaucoup plus de types de sols possibles entre les blocs que dans les anfractuosités à l’air libre, avec potentiellement des espèces différentes qui peuvent s’y installer), et d’autre part parce que cela fabrique des milieux tampons moins sujets au stress et aux conditions atmosphériques. Le fait qu’ils soient plus profonds crée des conditions plus stables que dans les milieux en superficie, un peu comme on différencie des sols profonds et des sols superficiels, mais à une échelle beaucoup plus fine, celle du micro-sol et du micro-milieu. C’est sûrement dans ces milieux-là qu’on aura les premières colonisations spontanées importantes.

CD : Aujourd’hui, on s’aperçoit que le pari qu’on a fait sur le mur habité est sur le point d’être gagné au niveau de l’occupation de la faune: on a observé ensemble l’autre jour une mésange sortir d’un bloc sur la façade sud au-dessus de l’entrée du gymnase…

AH : C’est un bon signe ! Elle va montrer la voie aux autres! Quand on a réfléchi à l’implantation des nichoirs, on a travaillé bloc par bloc pour envisager toutes les situations possibles, on a multiplié les propositions d’orientation, d’exposition, varié les altimétries selon les espèces, mais aussi défini les positions et volumes de loges ainsi que la taille et la disposition des sorties en fonction des espèces cibles. Cette mésange charbonnière occupe un nichoir qui lui était destiné. Ce système permet aussi d’offrir des surplombs et des corniches qui sont parfaits pour les hirondelles. On pourra peut-être observer des pipistrelles ou des oreillards qui chassent dans le parc du Trapèze ou le long de la Seine, et qui passent par ici… Au départ, ce que j’avais demandé c’était que soient prévues des fissures, des entailles dans le matériau de façade, et vous avez proposé un système qui introduisait la notion d’interstice dans sa composition et sa construction même, l’assemblage de blocs permettait de généraliser le principe de fissure et surtout de les prévoir bien plus nombreuses, diversement orientées.

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CD : Tu évoques le travail bloc par bloc que l’on a fait mais au final, on a quand même travaillé avec un préfabricateur qui a réussi à intégrer la réalisation des blocs dans un schéma et un rythme de fabrication industriels…

AH : Le positionnement sur le bâtiment s’est fait à la main, mais vous avez réussi à faire en sorte que cela soit réalisable en termes de coûts et de temps de chantier. C’est d’autant plus intéressant que cela devient une réponse possible. On va voir comment cela évolue dans le temps mais si ça marche, cela devient un modèle exportable.

CD : Est-ce que tu penses que pour ce type d’expérimentation, ce type de paroi à coloniser, le béton est un matériau qui a du sens?

AH : Je pense que c’est bien pour tout ce qui est interstices, pour tout ce qui est flore, à terme, pour le vieux mur. Le béton a cette faculté de vieillir tout en restant stable dans ses propriétés. Il s’érode juste en surface, comme la pierre, ce qui permet, après une longue maturation, d’accueillir la végétation… Qu’elles soient animales ou végétales, on a visé des espèces adaptées aux parois, qui vont s’installer dans des anfractuosités rocheuses.

CD : Le processus de colonisation commence par des algues, des mousses, des traînées vertes… On en est à un stade où les blocs verdissent, se salissent, notamment au nord et à l’ouest. Pour le public, ce qui est problématique, c’est d’accepter qu’un bâtiment vieillisse, se micro-dégrade, qu’il apparaisse sale, non entretenu…

AH : C’est très bien, c’est l’état premier! Il faut accompagner le public en expliquant que ce n’est pas une dégradation mais une maturation. C’est la peau du bâtiment qui va mûrir, arriver à maturité par cette transformation qui s’accompagne d’une colonisation par le vivant.

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CD : Si le mur nécessite du temps, la toiture, elle, est devenue en très peu de temps le boisement que l’on avait espéré. Avec plus d’1 mètre de terre, on a aujourd’hui une véritable forêt en hauteur… Les épaisseurs moindres sur l’ourlet et la prairie (50 centimètres) permettent de maintenir l’équilibre souhaité, la stratification. Il semble qu’une telle composition hors sol n’ait pas vraiment d’équivalent dans les constructions existantes.

AH : Cette composition-là, on ne l’a jusqu’ici testée qu’en pleine terre. Mais c’est une composition tout à fait caractéristique de nos régions. L’ourlet forestier, c’est le passage entre la forêt et la prairie. Il se compose souvent des fruticées de recolonisation forestière. Un des enjeux était de proposer des lisières, ces fameux écotones, c’est-à-dire les endroits de transition entre différents milieux, qui sont bien souvent les plus riches, là où vont se passer la plupart des échanges… C’est ça que l’on a reproduit sur le toit: une lisière entre un espace prairial et un espace boisé. C’est l’association de ces trois strates qui crée la lisière, ce mouvement ascendant de la végétation rase vers la végétation boisée avec un gradient.

CD : À la livraison du bâtiment, on a tous été assez surpris par la densité autour. Est-ce que cela peut être un problème pour la colonisation? Est-ce que c’est compatible selon toi d’avoir un milieu « sauvage» avec des immeubles tout autour à une distance de 6 mètres?

AH : C’est possible de voir un milieu se développer dans cette densité… Ce qui peut faciliter les choses, dans ce genre de situation, c’est d’avoir un maximum de milieux en réseau. Quand on parle de continuité écologique, on parle de deux types de continuité. Il y a la continuité physique, qui est quasiment impossible à maintenir dans une ville dense. C’est celle qu’on essaie de préserver dans le périurbain par le biais des trames vertes et bleues, par la sanctuarisation de certaines parcelles stratégiques qui contribuent à préserver une continuité dans le tissu, par la création des passages à faune, des ponts verts au-dessus des autoroutes… Mais dans notre cas, on parle de « pas japonais» entre les milieux de la Seine, le parc du Trapèze, et plus loin Clamart, Meudon, Viroflay… L’idée, c’est d’avoir une halte possible à cet endroit-là. C’est une oasis dans un désert. On a un site qui est urbain,qui est quasiment stérile, et d’un seul coup il y a un endroit qui, à terme, devient accueillant. Évidemment, c’est moins facile de le coloniser mais une fois qu’il l’est, c’est d’autant plus précieux.

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CD : Pour toi, la densité urbaine n’est donc pas un obstacle à la présence de biodiversité?

AH : Entendons-nous bien: cela dépend des espèces. Pour les espèces à déplacement terrestre, c’est un obstacle. Pour tout ce qui vole, cela n’empêchera pas la colonisation. La question va se poser plutôt sur la hauteur que l’on rend accessible. On sait que toutes les espèces près du sol (coléoptères, papillons…) peuvent coloniser plus ou moins directement jusqu’au quatrième niveau. Après, plus on monte, plus c’est compliqué. Un bourdon ne peut pas aller butiner sur le toit d’une tour… À Boulogne, le bâtiment est une colline; il y a une communication possible entre les niveaux grâce à ces rampes que vous avez imaginées, qui viennent chercher les parties basses, et aussi grâce au mur. Si l’on arrive à rétablir une connexion, à créer un chemin vert, une continuité entre le sol et la hauteur, alors on peut envisager beaucoup de choses. Ce n’est pas tant la densité que l’altimétrie et les solutions de continuité qui sont les vraies questions à se poser quand on cherche à recréer un milieu colonisable.

CD : La disparition des espèces est corrélée depuis trente ou quarante ans avec un mode de construction qui est hostile à l’implantation de la biodiversité. Quelles seraient selon toi les données à respecter pour retrouver des conditions d’accueil favorables?

AH : Sachant que chaque projet nécessite une réflexion liée à son contexte, sa morphologie et son programme, les quelques données qu’on peut réunir sont celles-ci : tenir compte de la hauteur, choisir des espèces indigènes (pour favoriser la survivance de la nature ordinaire par rapport aux espèces exotiques), travailler la composition des sols (pas de terre végétale en vrac), définir un mode de gestion et associer les gestionnaires dès la conception, réfléchir à la peau du bâtiment afin d’obtenir des épaisseurs, des accidents, et en privilégiant des matériaux « accueillants». Avec du bois on peut travailler sur des nichoirs, avec le béton on peut envisager une végétalisation. En revanche, le métal et le verre offrent beaucoup moins de possibilités de colonisation. Dans tous les cas, la tolérance des usagers est une question importante à se poser à chaque fois qu’on parle de biodiversité: jusqu’où sommes-nous capables d’accepter ce côtoiement? Il y a là aussi une question de culture et d’éducation.

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CD : Aujourd’hui, la tendance est à la végétalisation de l’architecture et de la ville. La nature colonise les toits, les façades… Tous les appels à projet évoquent l’implantation de la biodiversité. Qu’est-ce qui est à l’œuvre derrière toutes ces convergences d’intérêts vers la biodiversité en ville?

AH : Au fond, l’intérêt de la biodiversité en ville se joue sur deux plans: l’un pour la biodiversité, l’autre pour le citadin. La nature ordinaire disparaît dans la ville aujourd’hui alors qu’elle était présente dans la ville d’hier. Il y avait des friches et des petites parcelles agricoles partout autour de Paris il y a quelques décennies. Aujourd’hui, nous sommes séparés des premiers « petits coins de nature» par les zones industrielles, les échangeurs routiers, les plaines agricoles stériles… Or, nous avons tous envie de pouvoir observer un oiseau, de le montrer à nos enfants autrement qu’à la télé et de se l’approprier: « c’est mon papillon», « c’est mon rouge-gorge» (celui que je vois tous les jours)… Le fait de pouvoir observer la nature depuis chez soi et dans les lieux familiers génère aussi des vocations: à terme, on aime et on protège ce qu’on connaît. Pour un petit citadin, c’est l’occasion de voir le vivant évoluer, les saisons se succéder.

CD : Ça c’est pour le citadin… Et pour la biodiversité?

AH : Le fait de travailler en ville permet de ne plus considérer le milieu urbain comme un milieu stérile mais de faire en sorte de recréer des trames, des continuités. Il y a souvent plus d’espèces indigènes en ville que dans une grande plaine d’agriculture intensive sans haie: il existe des déserts biologiques végétaux. À l’inverse, on a plus d’une centaine d’espèces d’oiseaux dans Paris intra-muros parce qu’il y a des vieux parcs, le Père-Lachaise, les Buttes-Chaumont, toute une biodiversité « urbaine» qui est présente aussi sur les bâtiments… Des études suisses ont permis d’inventorier trois cents espèces de coléoptères sur les toits végétalisés des immeubles. C’est là qu’on construit et c’est là qu’on vit, c’est là que se font les projets, donc prenons les moyens là où ils sont, et participons au maintien de la nature ordinaire avant qu’elle ne disparaisse. En une quarantaine d’années, j’ai pu assister à une dégradation, un appauvrissement et une banalisation de la biodiversité commune. Cela est dû autant aux politiques publiques d’aménagement qu’aux comportements individuels. Par manque de culture, par manque d’intérêt… Aujourd’hui le regard a changé, on est passé de l’époque où l’on cherchait à se protéger de la nature à celle où l’on veut protéger la nature. Et il y a de nombreuses choses à faire: la question des échelles de temps et de résilience n’est pas celle de problèmes globaux comme le réchauffement climatique. Les petits gestes de chacun peuvent se traduire très rapidement par des résultats concrets… Dès le printemps prochain, les enfants de Boulogne verront des mésanges charbonnières nicher dans les murs de leur école.

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